Mona est une rêveuse...peut-être trop, car en ces temps de malheur, elle ne sait pas voir les véritables choses...
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« Mona. Mona. Réveille –toi. Mona, tu sais, tu dors trop. Il fait beau, il fait chaud. Viens, on va dehors. On va se promener. Au bord de la Seine, il y a des bancs. Viens, on va s’asseoir, discuter. On va fermer les yeux, se laisser aller au soleil. On va rêver éveiller. Mais il ne faut plus dormir. »
Paula ouvre les rideaux. Elle regarde par la fenêtre et regarde les passants, en bas, dans la rue. Il y en a si peu en ce moment. Surtout le soir. Le soir, quand Paula regarde par la fenêtre, il n’y a personne. La nuit, le brouillard, le froid. La ville est enveloppée mais les habitants ne sont nulle part. Le soir, quand Paula voudrait sortir s’amuser, boire, danser, aucun partenaire ne vient la chercher. Elle attend, seule, dans la cuisine décrépie mais personne ne frappe à sa porte. Elle imagine, un garçon, pas encore un homme, souriant, un bouquet de muguet dans une main, la regarder à travers la porte d’entrée : « Paula, ce soir je t’emmène. On descend au bar de Laurette, on va chanter avec les amis. Après on ira danser chez Sarah et Miguel. Tu sais, Sarah et Miguel Lévi. Et puis, avant de te ramener, on ira chez moi. On va boire, on va rire. Et je te ferai l’amour » Mais Paula attend et personne ne vient. Sarah et Miguel n’invitent plus personne. Les bars sont fermés. Son amant est loin.
Paula se retourne vers Mona, allongée sur le lit. Elle observe son amie. Si belle, si blanche. Elle a des taches de rousseur sur le nez. Elle aimerait bien que Mona ouvre les yeux. Elle aime tant la couleur de ses yeux. Ils sont marrons. Marron noisette. Ils lui rappellent les yeux de sa sœur, Anne. Anne n’ouvrira plus jamais les yeux.
Paula ouvre la fenêtre et commence à chantonner. Elle pense à sa mère, qui lui chantait si bien les airs de Zarah Leander. Elle jouait aussi du piano. Schumann, Bach. Toutes ces mélodies ont bercé son enfance. Elle se rappelle les longs cheveux blonds de sa mère. Différente de sa sœur, Paula avait pris les yeux bleus de sa mère. Mais la beauté de cette dernière est inégalable. C’est peut-être grâce à tant de beauté que sa mère avait survécu alors qu’Anne, et son père, s’étaient éteints, tous les deux, tout au début.
Paula continue de chanter et se met à virevolter. Elle sourit, elle a chaud, elle voudrait bien enlever sa robe. « Mona, réveille-toi. Mets ton maillot, on va se baigner. Il fait si chaud, je n’en peux plus. Tu sais, à force de dormir, tu vas tomber malade. Ne te mets pas dans un état léthargique. »
Paula s’assoit près de Mona et caresse ses cheveux roux. Elle a des cheveux si doux, Mona. Elle a un visage si pâle. Paula soupire et s’allonge, serrant contre elle, le corps frêle de son amie.
Elle connaît Mona depuis l’enfance. Sa mère, si belle avait recueilli Mona quand celle-ci avait perdu ses parents, morts dans un accident de voiture si jeunes. Mona aussi était très jeune. Cinq, six ans. Paula avait huit ans. Mais bientôt, le père de Paula mourra aussi, de la cirrhose. Ruiné avant même que Mona n’apparaisse dans sa vie, il avait sombré dans l’alcool. A sa mort, la mère de Paula ne pouvait plus s’occuper seule des trois petites filles. Elle appela alors Louise pour qu’elle s’occupe d’Anne, Paula et Mona. Louise fut alors comme une mère pour elles. Puis leur propre mère s’éloigna petit à petit. Elle commença à fréquenter des étrangers. Des hommes, blonds, grands, beaux. Aucun n’était français.
Enfin, un jour, elle s’en alla. C’est Mona qui consola les deux sœurs. Mona, la plus petite, la plus fragile. Elle fut si forte ces jours-là. C’est elle qui réconfortait les deux grandes quand toutes tremblaient de peur, cachées dans une cave, alors que Louise préparait le pain et la soupe, qui les aideraient à survivre pour une semaine.
Mais un jour, Mona et Paula n’eurent plus rien à manger. Louise et Anne, qui avait alors 25 ans, étaient allées chercher des pommes de terre. Elles ne revinrent jamais. Alors Paula décida de se prendre en main, ainsi que sa protégée. Elle sortit de la cave et remonta à l’appartement.
Elle ouvrit toutes les fenêtres, l’odeur était insupportable. C’est Mona qui découvrit le corps de Louise. Nue, criblée de balles. Un soir d’étoile, Mona et Paula l’enterrèrent dans un jardin. Anne n’était pas là. Anne était partie loin aussi. Mais Anne crevait de faim. Anne vivait avec les poux. Anne pesait 35 kilos.
Paula a 20 maintenant. Elle pense à l’amour et à la vie. Elle a oublié son père, sa mère. Elle ne pense plus à Anne. Mais Mona, elle, est toujours présente dans son cœur. Paula se relève et regarde encore Mona. Elle l’embrasse sur le front. « Je vais te servir un verre de jus d’orange. Tu veux une pomme aussi pour ton petit déjeuner ? » Paula se dirige vers la cuisine. Elle ouvre tous les placards, mais seules les souris y sont présentes. Son ventre lui fait mal. Cela fait combien de temps qu'elles sont dans cet immeuble, la faim au ventre ?
Elle rêve de son enfance et ce cerisier, dans le jardin de son grand-père. Qu’ils étaient bons les fruits rouges, sucrés. Elle s’allongeait dans l’herbe haute et croquait à pleine dent une pêche, une pomme, une orange. Anne sautait près d’elle « donne-moi un morceau » ; elle se partageait le fruit de tous les désirs et elles riaient. Maintenant, Anne ne riait pas. Elle ne pouvait même plus pleurer. Un jour, elle tomba dans la grande cour du camp. Un homme, avec un gros ventre, la regarda de haut et il sortit son revolver. Maintenant, Anne n’ouvrira plus jamais ses beaux yeux.
Paula ne le sait pas. De toute façon, elle ne pense plus à Anne. Elle s’assoit sur une chaise et regarde par le trou béant de la cuisine. Elle n’a plus de mur. L’immeuble est inhabité, à part ces deux jeunes femmes.
Paula pleure. Paula prend conscience. Elle sait que sa mère est partie avec les Allemands. Mais elle est si belle, elle a du se remarier, avec un de ces hommes, blonds, grands, beaux…
Elle sait qu’elle ne peut plus tenir, Paula. Elle a faim, elle a mal. Elle retourne dans la chambre.
La chambre n’est qu’une vaste zone de poussière. Le toit est transpercé juste au-dessus du lit. Ça s’est passé cette nuit. Paula ne pouvait dormir. Elle regardait encore par la fenêtre, à imaginer une fête chez Sarah et Miguel. Mais Sarah et Miguel avaient aussi été emmenés dans un camp. Et puis, il y eut une sirène. Les Anglais. Les Allemands vont riposter.
Mais c’est Mona qui ne peut pas riposter. Pauvre petite orpheline, rousse, frêle et belle.
Paula regarde Mona. Mona dort, le ventre transpercé par un morceau de toi. Le sang est partout sur le lit. Et Paula regarde, et Paula pleure. Paula crie.
Plus tard, Paula se fera emmener à Dachau. On est en 1943.
Un jour, un garçon viendra frapper à sa porte et lui sourira. Mais Paula refermera la porte et s’allongera sur son lit. Elle se souviendra de sa mère, nouvelle allemande, de son père, victime de 1929, de Louise qui n’avait fait que protéger deux jeunes juives et leur amie. De sa sœur, Anne, victime de l’holocauste.
De Mona. Simplement victime de la fureur des hommes.
Et Paula pleure.
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La honte de Dieu

ça suffit! la prochaine fois que je créerai un univers, je donnerai aux habitants du bubblegum au lieu du libre arbitre
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